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LIBERTÉ CHÉRIE - 50 ANS DE MOUVEMENT DE LIBÉRATION DES FEMMES - 1970-2020

26 AOÛT 1970 - DES PETITES MARGUERITES À L'ARC DE TRIOMPHE

 

En ce temps là les groupes femmes étaient informels, non exclusifs, on pouvait participer à plusieurs et aller de l’un à l’autre librement… Ils se constituaient par affinités, par quartiers, par villes, sur les lieux de travail et formaient le maillage sociétal et politique du mouvement de libération des femmes. 
 
Nous publions ici une présentation d'un de ces groupes* du mouvement de libération des femmes, quelques lettres échangées autour du 26 août 1970, conservées par Christiane Rochefort et une post-face de remise en perspective de la question des archives et bien sûr de celle de la mémoire.
 
*50 ans après on ne sait toujours pas si c’est avant ou après le 26 août 70 que ce groupe s’est appelé “Les Petites Marguerites”  ni ce qui a précédé de l'idée ou de la pratique.
 
Dossier réalisé et présenté par Cathy Bernheim

LES PETITES MARGUERITES
à l’initiative non exclusive du dépôt à l'Arc de Triomphe, le 26 août 1970, de la gerbe   « À LA FEMME INCONNUE DU SOLDAT »

Un film, un groupe d’amies
    « Les Petites Marguerites » est d’abord le titre français d’un film tourné en 1966 par Vera Chytilova. Interdite dès sa diffusion par le gouvernement tchécoslovaque, cette comédie se moquait joyeusement des règles de bienséance imposées aux femmes par la morale officielle.
    Elle fut adoptée comme œuvre annonciatrice d’un air de liberté par quelques amies, écrivains, artistes ou autres qui se retrouvaient souvent pour faire la fête, partir en vacances ensemble, travailler ou échanger des idées. Elles se nommaient Christiane Rochefort, Rachel Mizrahi, Misha Garrigue, Julie et Ricky D., Monique Wittig, Gille Wittig, Monique Bourroux. Après avoir contesté individuellement, dans leurs vies et leurs œuvres, la condition féminine des années 60 déjà sérieusement décoiffée par le grand souffle de mai 68, elles commençaient à envisager de hausser le ton pour se faire entendre plus distinctement.
    À celles-ci allaient bientôt se joindre épisodiquement Josy Thibault, Christine Delphy, Mano de Lesseps, Nadja Ringart, Françoise Picq, Janine Sert, Frédérique Daber, Anne Zelensky, Annie Sugier, Suzanne Fenn, Annette Lévy Willard et moi-même, Cathy Bernheim. (J’en oublie sans doute, car c’était il y a 50 ans).
    Viendraient ensuite ou parallèlement : toutes les autres.

Une proposition
    Un soir d’août 1970 une réunion générale eut lieu parmi celles qui commençaient à se réunir au nom de la libération des femmes, à l’image de nombreuses femmes d’autres pays à cette époque. Il s’agissait d’imaginer ensemble comment soutenir les féministes qui s’apprêtaient à fêter aux USA le cinquantenaire de l’amendement accordant le droit de vote aux femmes américaines (18 août 1920). Conservé par Josy Thibault et rendu public récemment par les Bobines féministes, un feuillet dactylographié a circulé, proposant une  « récapitulation [des] actions prévues et propositions » pour la « préparation du 26 août ». On y trouve parmi une vingtaine de sujets  (Loi avortement, tract ménagères HLM, centralisation des observations individuelles pour préparation d’un livre de l’oppression féminine etc.-) un « défilé théâtre ou informatif ». Ajoutée manuellement, la mention : « l’Étoile » atteste d’une proposition spécifique présentée par Les Petites Marguerites : aller porter une gerbe sur la tombe du Soldat Inconnu en l’honneur de sa femme trop souvent oubliée des récits héroïques de la Grande Guerre. Un slogan résumait à leurs yeux le problème d’une France oublieuse de ses citoyennes : « Un homme sur deux est une femme ».

Une action
    C’est ainsi que nous nous sommes retrouvées à 9, avec gerbe et banderoles devant la Flamme qui brûlait en permanence à l’Arc de Triomphe pour rende hommage aux pages glorieuses de notre histoire dont les femmes étaient systématiquement oubliées. Nous étions soutenues par quelques amies qui distribuaient des tracts expliquant ce qui se passait à des touristes curieux, des photographes excités par le scoop et des journalistes qui s’ennuyant dans leurs rédactions assoupies, avaient répondu à l’invitation de venir assister à la première manifestation publique de féministes dans la France d’après-guerre.
    Ainsi venait de naître ce qu’ils et elles appelèrent le MLF. Et qui fut promptement embarqué pour vérification d’identité au poste de police par des forces de l’ordre perplexes.

 

Tract publié par : Bobines féministes / Atelier des archives #2 : 50 ans du MLF ? Le mythe des origines

Voir aussi l'événement facebook : Matilda éducation / Il y a encore plus inconnu que le soldat inconnu: sa femme

Le blog Re-Belles 2010 : http://re-belles.over-blog.com/

LES PETITES MARGUERITES : CORRESPONDANCES AMOUREUSES ET POLITIQUES
Christiane Rochefort et ses amies : Misha Garrigue, Gille Wittig, Monique Bourroux, Julie D., Anne Zelensky, Cathy Bernheim.
(1970-1971)

 

Lettre 1 : Christiane à Cathy
Tous mes biens précieux chargés dans la voiture, je sors de chez moi, je regarde dans la boîte à lettres et j’y vois la tienne. Je la lis, et mon cafard (ou plutôt ma petite irritation nerveuse) s’envole. Terminé. Alors je constate qu’il y a du soleil, et que je vais quitter cette plage -quoi, sans ramasser encore quelques beaux galets?
C’est ainsi que ce jour-là je ne suis pas allée plus loin que Pont Aven, la station suivante.
D’ailleurs je n’ai plus de pneus. Ne t’ai-je pas dit que la prochaine fois, je serais arrêtée par l’air?
Alors j’ai pris des bâtonnets de jasmin chez ma copine et je suis revenue à la maison, où je les ai fait brûler.
Galets et fumées aromatique, voilà.
Ça fait que j’ai relu ta lettre dans les vapeurs d’encens. C’était pas exprès.

Nous avons une sœur qui est dans un piège. C’est une fille formidable, et super-politique avec sens de la vie. On avait quasi un groupe-filles toutes les deux l’an dernier. J’étais sûre qu’elle serait la première à sauter avec nous. Mais elle a reculé, différé, puis elle a reculé de plus en plus. Elle ne vient pas. Elle est peut-être même devenue hostile.
Elle vit avec un homme avec qui j‘ai eu une profonde amitié il y a 2 ans, et qui a un cerveau redoutable. Je ne sais rien d’autre -je veux dire, quoique ce soit d’autre ce serait présumer et interpréter. Tu ne peux pas savoir ce que c’est, comme c’est difficile.
Si une sœur quittait le mouvement parce que c’est intolérable, je ne dirais pas qu’elle le quitte, je ne sais pas ce que je dirais -mais c’est intolérable je crois, sais, d’aimer un oppresseur. Je dirais : il y a un vrai problème, je dirais que les inter-relations sont une dévastation ici. Tu ne peux pas demander à quelqu’un de surmonter ça toute seule, dans l’état où c’est tu ne peux rien demander.
Christiane


Lettre 2 : Cathy à Christiane (dite lettre orange)
Paris. 3 juillet 70.
Poireauté de 6 h à 7 h gare Montparnasse, et les 2 minutes que j’ai prises pour aller pisser, c’est justement celles-là que vous avez choisies pour me passer sous le nez ni vues ni connues, et j’ai pas pu t’embrasser avant ton départ.
    Heureusement attrapé Rachel au vol au moment où elle rangeait son mouchoir.
    On l’a eue, notre AG de cauchemar, t’as eu raison de te tirer, même si tu pouvais pas faire autrement, console-toi. Si nous étions sérieuses? Nous l’étions. Des papes. On s’est serrées les unes contre les autres et on a essayé de se réchauffer. C’était pas facile avec le vent du Nord qui venait du côté de chez Antoinette et consœurs. Tiens, c’est un joli mot, consœurs, si on l’adoptait? « Je propose que nous votions sur la proposition de la camarade-consœur… » Et de réfléchir sur le sens éventuel de ces 2 mots accolés : con-sœur. Pas de dessin, passons au compte-rendu.
    C’est pas très facile parce que j’ai oublié la chronologie, et ce que je voudrais te dire c’est plutôt un climat. Pour les propositions concrètes et les péripéties, on t’expliquera de vive voix, ce sera plus gai!
    Tout ça revient à ce que quand on est en face d’ « elles » on est obligées de s’auto-censurer pour des raisons tactiques qui à moi n’apparaissent pas toujours. Mais l’auto-censure pour des raisons tactiques, c’est un truc que j’ai toujours essayé d’éviter, pour ne pas entrer dans le jeu de l’adversaire. Tu lui donnes des armes mais en même temps, tu gardes le choix du terrain. Je crois que c’est plus important. On dirait que je te fais un cours de close-combat. Ou alors, on -je crois que je peux généraliser (encore un terme militaire)- on se retrouve à la sortie de ces AG complètement coincées, épuisées, amères etc… Même les unes vis à vis des autres, les rapports ont changé. Alors comme on ne veut pas en rester là, on va au restaurant, et tu connais très bien l’engrenage. Si bien qu’on a le choix : rentrer chez soi tout de suite et traîner sa désillusion, ou se retrouver, se réchauffer, et le lendemain on traîne sa fatigue parce que pour combattre la déprime il faut rester ensemble longtemps. Celle d’hier était tellement tenace qu’on a fini la nuit chez Rachel.
    Ce qui m’importe -et me semble important- c’est que les rapports que nous avons ensemble soient quelque chose de tellement naturel qu’ils deviennent une façon d’être. Si je m’explique mal, pardon. Mais je crois que dans un groupe comme ça, on devrait pouvoir repenser même ce genre de questions. Ça devrait être évident. Ça devrait nous venir tout seul. Or l’adversité quand elle se trouve au sein du mouvement, nous coupe les ailes et nous bouffe le cœur. On devient des machines à penser tactiques, des raisonneuses automatiques, bref toute choses qui nous renvoient au bon vieux temps de l’oppression idéologique. Dire qu’on n’est plus opprimées, c’est faux. Mais de là à pas pouvoir sortir de la glu… Pour pas dire de la merde.
    Je ne sais pas si j’ai raison ou tort, c’est plutôt quelque chose que je ressens très fortement. Au mieux, quand je me mets à parler comme ça, je me fais traiter de sentimentale. Au pire, de guimauve. Pourtant je pense que les rapports personnels que nous aurons les unes avec les autres seront très importants dans l’avenir, si on continue et si on le veut. Ma philosophie (sic) c’est que chaque fois qu’on se déboutonne un peu devant les gens, ils en profitent aussitôt, soit pour te sauter sur le râble et te bouffer, soit pour te condamner du haut de leur expérience personnelle des rapports qu’ils ont avec toi. Merde, qu’est-ce que c’est difficile à expliquer ! Tu comprends, n’est-ce pas? Et mon espoir (re-sic) c’est qu’un jour on puisse sortir de cet engrenage : déboutonnage-passion-jugement. Parce qu’à chaque fois, moi je me retrouve devant des avatars de ma mère (il y a des mâles qui font ça très bien) et c’est pas la chose la plus facile qui puisse m’arriver, vu mon horreur du lait et de l’instinct maternel (sic 3).
    Alors là, comme ça, de loin et sans avoir encore trop mis le nez dessus, il me semble apercevoir une petite lueur bleue qui clignote et prévient : ici, les rapports changent. Enfin de l’inédit. enfin du vrai. Et c’est même pas une de ces vieilles lumières racoleuses qui jaunissent à mesure qu’on s’en approche, c’est vraiment la petite lueur bleue. Ce serait trop con de la laisser jaunir par nécessité tactique.
    Par exemple, qu’il y ait si peu de problèmes quand je te parle ou quand je parle à Rachel, m’a un moment tout à fait ahurie. D’abord, il n’y a pas comme c’est souvent le cas, de rapport de position : expérience-inexpérience, réussite-non réussite etc… Et ça, c’est quelque chose que je rencontrais très peu avant, cette égalité totale. Comme quand tu dis qu’avec les hommes tu te sentais complètement con, moi c’est avec tout le monde. J’avais pas l’impression d’être con, mais quelque chose de non-raisonné était tout de suite ramené au niveau inférieur, épidermique. Et comme moi je fonctionne comme ça, je finissais par croire qu’à ce degré d’inculture et de réactions intuitives, ça clochait vraiment.
    Et puis j’arrive et je me rends compte qu’on peut partir de là pour parler vraiment avec les gens. Tu vois le choc : je n’en suis pas remise.
    Enfin, cette lettre est un « moi-je » triomphal et ça j’espère que tu m’en excuseras. Je crois que j’ai perdu un peu de vue le point où je voulais en venir. Mais en fait, je voulais surtout parler avec toi, et si je n’ai réussi qu’à parler de moi, pardon, c'est vraiment une maladresse qui tient de la pathologie.
    Si tu trempes un orteil dans la mer, pense aux malheureuses assoiffées d’horizons marins, ça leur fera plaisir.
    Reviens vite. À bientôt. Je t’embrasse,
Cathy.
Catherine BERNHEIM
122 rue Vercingétorix
Paris - 14e

 

Lettre 3 : Cathy à Christiane
Paris, 24 Septembre.
Ce matin, au saut du lit (il est midi) je me suis prise en flagrant délit de plagiat littéraire. Comme de toute façon j’avais l’intention de t’écrire -pardon- voilà une bonne raison.
Je n’ai pas eu besoin de rouvrir mon livre pour me rappeler, comme ça, à moitié embrumée de sommeil et venue va savoir d’où, la chose. C’est :
- Et Marie?
- Elle est morte.
Encore heureux que je ne l’aie pas appelée Julia. J’ai l’impression que je vais pas corriger, après tout dans le bouquin que je fais, ça a très bien sa place, un beau plagiat. Je mettrai seulement une petite astérisque avec la référence dessous.

Mais en fait, ce dont je voulais te parler, et c’est pour ça que j’ai pris la machine plutôt que la main, pour aller plus vite, c’est de la réunion d’hier soir. Elle n’a pas eu lieu aux B.A. mais au centre Protestant, j’ai compté 100 filles et je me suis arrêtée, il y en avaient encore qui traînaient dans les coins. On a eu tous les problèmes à la fois, et encore, moi je suis arrivée en retard parce que je faisais le planton aux B.A.
Il y avait tant de bruit qu’on ne s’entendait pas. Il y avait les nouvelles (certaines) qui demandaient des comptes et nous qui justifions le bordel par leur présence et elles à qui ça plaisait pas qu’on les appelle nouvelles à tout bout de champ. Et Milka qui a parlé de l’action des squares. Et quelqu’une qui voulait qu’on explique l’Arc de Triomphe parce que -disait-elle- ce qu’en disait la presse bourgeoise l’avait plutôt inquiétée. Et une autre qui s’est traitée de petite-bourgeoise (la culpabilisation, hein, jusqu’au bout…).
Et Monique qui faisait plus que jamais guerrière, mais guerrière sans voix. Rachel plus oiseau que jamais, perchée sur une table. Danièle qui a résumé la situation et les tendances. Celle qui ne s’appelle pas Ghislaine ni Clotilde mais quelque chose dans ce genre (cheveux frisés) a quêté pour les Palestiniens. Et comme d’habitude, j’ai pris la parole et je l’ai perdue en cours de route, c’était pour justifier l’existence de groupes cinéma, théâtre, poésie. À propos, il y a eu force rire à l’énoncé du groupe Poésie -P majuscule de rigueur?
On a donné os histoires de groupes et on s’est réparties par quartiers. Je dois te dire que je n’y ai pas vu très clair et je n’étais pas la seule.
Et quand même dans tout ça, on s’est débrouillées pour organiser des réunions, donner des adresses etc…
Nous avons fui, Rachel, Hopf, Alice et moi dès le dernier mot prononcé, et nous sommes allé bercer nos migraines à Montparnasse.

Et bien sûr, avions-nous la ligne politique correcte, est-ce qu’après tout nous n’étions pas des fascistes, qu’est-ce qui le prouvait, comment espérions-nous parler aux femmes du Peuple, avec la poésie, mais la poésie n’est pas révolutionnaire…

C’est dommage, parce que 120 filles au moins, et il en manquait, on a tout juste rappelé que nous étions là aussi et surtout parce que nous étions des femmes. Et encore, parce que j’avais une grande gueule et que j’étais assise sur la cheminée pour voir tout le monde.
Du coup, je vais pondre un poème, eh oui, que j’appelle : HARPIES MARX.

Comment marche l’article? Ça avait l’air d’être démarré, non? Je t’envoie celui de Cavanna (le 1°), ainsi que le Journal de Masse de VLR sur lequel nous eûmes « tant de sueur (intellectuelle) versée ».
Je t’embrasse.
Cathy.
(Catherine Bernheim)

 

Lettre 4 : Cathy à Christiane
J’ai fait un effort d’écriture :
j’ai mis des barres sur tous les T.
Dimanche soir.
Christiane a dit tes malheurs. Par solidarité, je prendrai un chiffon à poussière demain matin chez moi.
On avait rendez-vous chez Julie à 6 h mais j’ai rencontré Margaret et Leslie devant sa porte et on a fini par arriver à 7 h. La réunion a été plutôt triste et bordélique jusqu’à ce que quelques-une se plaignant que vraiment, c’était pas ça les Petites Marguerites, et si ça devait devenir aussi comme ça, alors on était bien tristes.
On a commencé à déconner, ce qui -tu nous reconnais bien là- était plutôt dans notre style. Après on lu l’article de Catherine la photographe sur l’action de La Roquette, et cette fille aussi elle est formidable, parce qu’elle termine l’article par : « elles étaient 9 à l’Arc de Triomphe, nous étions 40 à La Roquette, nous serons des foules demain : rejoignez le Mouvement de Libération des Femmes », et dans le contexte, c’est vraiment formidable.
Après, on a lu (Monique W. a lu) la traduction que tu as faite. Et c’est moi qui ai lu ton texte sur la traduction. Nous les avons ponctués, ton texte surtout, de force exclamations, acquiescements et commentaires, c’est ça la lecture vivante. Je pourrais mal parler au nom des autres, mais je peux te dire combien ce texte m’a touchée parce qu’il correspond à un problème, pas directement le mien, mais indirectement. J’aurais aimé faire lire à mon frère tout ça, et je te demanderai si je peux lorsque tu viendras. J’espère que tu apporteras des doubles !
Ensuite on a discuté et Christiane a un peu parlé de son problème, Alice aussi, et Julie, et la discussion s’est généralisée sur les communautés, les exemples ratés qu’on connaissait, et les communautés de femmes, etc… et la grande question est devenue: qu’est-ce que c’est, l’amour? Alors là, mystère, silence, perplexité. On voudrait bien savoir mais voilà, on sait pas. La nécessité des groupes personnels commence à se faire sentir. Arrive! Peut-Être qu’ensemble on arrivera à résoudre ce problème?
Christiane dit qu’il peut arriver un moment où l’on quitte le mouvement, et je dis : qu’est-ce que quitter le mouvement, et je dis : qu’est-ce que cela signifie? Cesser de militer? Mais puisque la politique c’est la vie même -qu’est-ce que ça me plaît, ça!- comment pourrait-on quitter? Cesser de vivre? Je vois pas d’autre solution. Peut-être suis-je en train de me tromper!
Tout ce que tu dis sur l’union renouvelée de la politique et de la vie, c’est exactement comme ça que j’en aurais parlé. Si j’avais su en parler. Mais tu le fais très bien, avec des mots qui touchent et qui sortent de nous autant que de toi. Il m’a semblé que tu étais notre voix, et que lisant tes mots, je devenais la voix de chacune. Ce n’est pas un compliment, c’est une constatation. Ce n’est pas non plus de la métaphysique!
Et je t’écris aussi parce que je n’ai pas envie de nous quitter, et j’aimerais aussi que les mots te rejoignent, même informes; même inarticulé un cri passait, et je voulais le retenir pour toi : je ne sais pas si j’ai bien su te dire.
Voilà. Après on a mangé au petit restaurant chinois de Rachel, « La rivière d’or ».
Nous nous sommes quittées.
Pour Misha qui ne pensera eut-être pas à le faire, je te demande de rapporter le carnet d’adresses qu’elle a oublié en Bretagne, tu sais, les adresses du mouvement : une fille m’en a demandé une pour une amie. C’est important.
Pour les Petites Marguerites au grand complet, tristes et gaies tour à tour, mais vivantes (c’est à dire politiques?) et bien que je ne les aie pas prévenues, je t’embrasse aussi fort que possible.
Cathy.


Lettre 5 : Cathy à Christiane
Mardi 1er décembre. Paris.
Je n’ai pas ta lettre sous les yeux, mais toutes les tentatives précédentes pour y répondre ont tellement échoué que je vais peut-être y arriver cette fois-ci. Avant de répondre sur ce point précis, d’abord une remarque.  La fin de ta lettre nous est curieusement proche. Tu dis : tu vois, je suis paranoïaque moi aussi. J’ai pensé à toi à la réunion des petites marguerites hier soir. On a posé tant de problèmes, chacune posait le sien, il y avait les groupes de travail, les groupes de réflexion, et soudain on a vu Monique W. s'allonger carrément par terre, la tête entre les bras, terrassée d’un désespoir de théâtre. Je veux dire pas un vrai, un comme ça, pour rire, et nous annoncer le diagnostique : nous sommes toutes paranoïaques. Cela m’a beaucoup frappée. Cela pour la réponse à ta lettre : ou nous le sommes toutes, et alors il faudrait peut-être analyser les fondements sociaux de cette forme d’esprit. Ou la paranoïa n’existe pas à notre niveau. Je ne sais pas, je te demande comme ça, par curiosité.
Après quoi voilà les derniers résultats de nos réflexions sur le fric de Partisan. L’argent est versé au compte de FMA, le décompte remis à Anne. Théoriquement, l’AG a demandé qu’on ne touche pas à l'argent avant d’en avoir discuté. Nous, petites marguerites, nous pensons que chacune donne si elle le veut, et encore, nous petites marguerites, ne songeons à donner les sous qu’à une « caisse » petite marguerites, qui participerait, si elle le décidait (la caisse?), aux frais généraux du mouvement. Pour nous, l’affaire est réglée au point de vue matériel. Reste le grave problème que tu formules, et ça nous pourrons en discuter -d’ailleurs nous le ferons- à une séance spéciale, parce que c’est vraiment un point de friction.
Personnellement, j’adhère tout à fait à ton sentiment. Même, tu me parais la seule à soulever les vrais problèmes en ce moment.
Hier soir chez Julie, on a eu une discussion serrée au sujet des petites marguerites. Il faut peut-être que je te fasse l’historique du truc, c’est aussi un peu mon chemin intérieur que je vais te décrire, parce qu’ils se trouve que c’est avec lui qu’elles ont eu à faire, les petites marguerites.
Quand je suis arrivée, on finissait de bouffer et on a commencé à mettre au point cette histoire de Partisan, avec aussi des problèmes de comptes de livres vendus etc… Réunion d’une commission pour ça. Ensuite Christine a posé le problème que puisque les États Généraux étaient terminés, on pouvait se remettre à l’avortement, particulièrement le groupe qui avait fonctionné avant. Réunion des filles pour ça à prévoir. Ensuite, on a commencé à faire la liste des sujets sur lesquels se réunir. Puis on a posé le problème de savoir comment procéder pour que les Féministes R. fonctionnent et soient présentes dans le groupe tout entier.
Deux choses :
- Réunion générale des FR : discussions théoriques etc. tous les lundis soirs. Lundi prochain, thème : l’article de Christine : L’ENNEMI PRINCIPAL.
(Pardon, parenthèse, j’ai oublié que tu n’aimais pas qu’on écrive des deux côtés d’une feuille fermez la parenthèse, excuse-moi).
- Présence d’une fille (de 2) des FR chaque jour à la permanence pour l’accueil et l’exposé de nos théories parmi les autres, pour parler, etc…

Et bien sûr, à plus ou moins longue échéance, la rédaction du manifeste.

Et voilà, on mettait le fonctionnement en route, tout avait l’air de marcher sur des roulettes, et moi j’allais repartir avec mon problème, mon malaise, moi qui, dans un coin, essayais de trouver un lien, ou plutôt de consolider le lien de plus en plus ténu entre ma vie et le mouvement. J’ai posé le problème. Très mal. Je ne suis pas une fanatique de la rationalisation, et plutôt que d’attendre que ce que je pressentais prenne sa forme définitive de malaise,  j’ai préféré le poser tout de suite, au niveau carrément de la sensation.
J’ai demandé ce qui se passait pour moi, moi individu. Le malaise, je le sais, est né du nombre d’actions qu’on a faites : à un certain moment, je n’ai plus agi, j’ai été agie, carrément, par une réalité extérieure à moi, le mouvement. Comme si le fait d’adhérer sur le principe d’un tel mouvement, m’avait dispensée de créer ma vie, comme si soudain des solutions venaient de l’extérieur, des solutions concrètes. Mais ne s’adressaient pas à moi : plutôt à une sorte d’idée générale de moi.
C’est le « chéri, tu baises mon ombre » de ton article, sauf que ce serait plutôt « camarades mes sœurs vous parlez à mon ombre ».
Et quand je dis « moi », je n’entends pas une valeur particulièrement intéressante de mon individu, je n’apporte aucune revendication de principe. Je veux parler d’un moi qui est celui de chacune de nous en particulier.
    À mon discours, il y a eu deux réactions. Les une essayaient de formuler pour moi ce que je n’arrivais pas à exprimer, particulièrement Monique W., mais aussi Claude, Misha, Marie-Thérèse etc… D’autres, ou les autres, dont particulièrement Christine, Mano, Anne et l’autre Monique, ne recevaient absolument aucun message, je veux dire que soudain je me suis mise à parler (il m’a semblé que…) un langage tout à fait étranger à elles, une sorte de sabir incompréhensible, et avec toute la sympathie qu’elles éprouvaient pour moi, tout leur désir de comprendre, elle écarquillaient les yeux à la recherche d’une parole intelligible.
    Tu sais comment je parle, ce n’est pas toujours d’une clarté éblouissante. En plus, Christine ressentait cela comme une sorte d’appel avant le naufrage et me reprochait de dramatiser, quand je faisais seulement part d’impressions -d’ailleurs ressenties par d’autres- et que c’était pas vraiment la catastrophe pour moi, quand même.
    Tu sais, à la limite, les choses peuvent avoir lieu sans moi, ce n’est pas cela qui me préoccupe. J’ai demandé ce qu’il fallait faire quand on ne pouvait plus respirer dans le groupe. Il m’ a été répondu d’en sortir, mais je ne crois pas que ce soit la solution qu’on s’attend à trouver dans un mouvement qui remet tant de choses en question. Je remets en question, pour ma part, le fatalisme de chacune de nous, l’aveuglement dans lequel nous nous mettons de nous-mêmes dès qu’une ébauche de solution à certains de nos problème, apparaît à l’horizon de nos jours. Je remets en question la facilité avec laquelle nous nous laissons prendre à d’autres pièges. Piège de la connaissance : je sais que je suis opprimée , alors tout devient facile. Ce n’est pas vrai. Même quand on a conscience que la conscience ne facilite pas les choses, on pose alors nos problèmes sur l’étagère la plus haute de notre bibliothèque, rayon livres pour adultes, et on n’y touche plus. La poussière s’accumule. On beau jour on éternue. Hier soir, j’ai éternué.
    Et puis la vie, elles m’ont demandé ce que c’était pour moi la vie. Christiane, qu’est-ce que c’est pour toi, la vie? tu pourrais pas me prêter ta définition ? (J’avais écrit : TE prêter ta définition, beau lapsus, hein?).

    C’est pour ça, aujourd’hui je n’ai pas beaucoup de plaisir à vivre, mais ça va revenir. Je pense à toi seule ou pas avec ce que tu appelle ta paranoïa, et j’ai plus envie de t’embrasser, de rire, de pleurer, de vivre, quoi! que d’aligner des mots pour comprendre la vie. Ou plutôt je la comprends sans parler, il suffit de regarder, il suffit de mémoire et d’autres choses que je ne parviens pas bien à définir, il suffit que je regarde sur la chaise du café où je t’écris, le ciré rouille que tu m’as prêté, pour te revoir mieux que sur toute photographie, et t’entendre mieux que sur une lettre, presque.
    Tu comprends? Et je n’ai pas envie d’enterrer cette vie, cette connaissance, cette expérience (!) que j’ai de toi, sous une montagne de savoir inutilisable. Ou alors, il faut que ce soit aussi beau, aussi fort que la vie, il faut que ce soit Laing qui me parle de l’expérience -Laing ou n’importe qui- quelqu’un. Pas une image. Pas LA FÉMINISTE RÉVOLUTIONNAIRE.
    J’espère que je ne t’ai pas fait dégringoler le moral, je n’aurais pas voulu. J’ai réparé la fermeture éclair du ciré, ça fait deux jours que tu m’épargnes la flotte qui tombe à seaux sur Paris. Heureusement que je t’ai.
    Je t’embrasse fort.
Cathy.

 

Lettre 6 : Christiane à Cathy
29 déc 70
    Catherine, voilà, je ne suis pas là, autrement dit j’ai tort. Quand je suis partie les choses allaient très vite, elles ont dû l’aller autant depuis et je dois avoir pris un sacré décalage (point d’histoire personnelle : j’ai à régler un contentieux comme on dit, que je me suis collé, non seulement avant le mouvement mais dans un moment où je me croyais malade; ne l’étant paraît-il en fin de compte pas tant que je croyais, je suis là avec sur le dos mon propre lourd héritage à liquider). Solution au cas où décalage : ne pas lire la lettre jusqu’au bout et la mettre de côté pour on ne sait quand. Mais j’ai envie de t’écrire tout de même, car c’est une joie de recevoir tes lettres : il y a toujours quelque chose dedans. Ça doit pas être un hasard.

Quand je suis partie, la dernière chose c’était : il faut qu’on se dise toutes tout, il faut casser le système de la conversation-duel (ou: duelle). Je préfère duelle, parce que ça permet trielle, quatrelle, dentelle, sixtine, septelle, octelle, et surtout nonelle (ces deux-là sont charmantes je m’arrête) (et puis je crois qu’au-dessus ça ferait peut-être trop) (tout de même). J’ai l’air de blaguer mais pas du tout, ou plutôt si mais ça n’empêche pas les sentiments. Je veux dire que cette question c’est vachement sérieux. Sûr qu’(il)(faut)/aspirer à/(casser) le système de la conversation duelle.

Sûr, dis-je, moi qui (je vais parler de moi façon monelle) m’entends encore d’ici avoir dit à plusieurs sœurs : faudrait qu’on se parle un peu toutes les deux qu’on fasse connaissance j’ai envie on se connaît pas. Toi et moi on a parlé un peu une fois à une table de café entre deux trains; c’était.
Sûr. Moi qui ai cultivé la conversation duelle comme des radis et un art, dans un but de recherche commune, très strict; moi qui hais les « confidences ».
Èt moi qui n’ai pas trop de pudeur, m’en fous, peux des fois mettre les pieds dans le plat, et possède en plus pour ça un vocabulaire, ce qui n’est pas négligeable (des fois ce n’est que ça qui manque); moi qui pense que le couple, c’est plutôt un avatar; moi qui tout ça, continuant de vivre dans la contradiction, j’ai écrit pour Monique W (avec qui je n’ai jamais parlé duellement  et à qui j’ai dit une fois : il faudra…), écrit un peu à l’aveuglette une lettre disant en mots que dire n’est pas un moyen de communication si pas le contraire, et que si on veut partie de l’utopie (ce que je pose à tout hasard comme notre propos commun) c’est en chercher d’autres qu’il « faudrait ». Je donne comme exemple la télépathie (du moins de près; de loin c’est vachement ardu, vu décalage espace-temps).

Sûr qu’on aimerait arriver à avoir envie de tout se faire connaître, à le pouvoir, à laisser couler notre vérité comme une source en présence des sœurs. Sûr qu’on a envie de ça. C’est la société sans classes, ça, au moins sororelle, et moi j’ajoute de façon choquante : et aspirer pour après quand ce sera possible à laisser couler notre vérité devant les frères aussi (c’est mon droit de désirer ça). Je dis seulement : après, quand ce sera des frères, aussi tenons-nous en pour l’instant à « sororelle ».
Alors laissons couler -.-.-.-. si/quand on en a envie, si quand on peut, si quand on a pas peur. Si quand on sent comme, feel like it -.-.-.-.
Couler. Laissons. Source.
Merde. S’il y a il y a. Alors quelle beauté.
- Et si y a pas?
-Oh quel manque de confiance. tu ne crois donc point que c’est l’oppression qui nous rend mauvais, repliés, peureux? Eh bien si ‘est pas elle, autant le savoir une bonne fois. Et pour ça, un seul moyen : confiance totale.
Et de toute façon ma sœur : « cela est ».
(Au fait je te renverrai ton poème après me l’avoir retapé car je l’aime bien, et naturellement, t’en as fait qu’une copie).
« Il faut désirer que s’abolisse ». Et pourquoi « il faut »?, il faut pas, car, « cela est ». Nous désirons. C’est jamais la peine de dire il faut, il faut est un mot de manque d’espoir, dans le groupe Langage et structures mentales où on est toi et moi si mes souvenirs sont exacts « il faut » doit être étudié, à titre de schéma appartenant aux structures de classes (je promets de ne plus le dire -si tu crois que je ne dis pas moi aussi ah ah, moi aussi j’appartiens et Christiane :- sauf dans l’expression « il faut que je me lave les cheveux demain », qui relève du vœu pieux gratuit (et justement ça montre bien, même là, que « il faut » est là pour compenser quelque chose qui n’y est pas). Il faut prend la place de « cela est » et l’annule quand cela y est, je comprends le sens de ma discussion avec Marielle.
Quant à le mettre à la place de « cela n’est pas » -c’est quoi? c'est quoi?
C’est du zombisme, hé? de la fantômisation.
(On est toujours d’accord?)
J’ai dû chemin faisant plus ou moins répondre à ta demande de prêt d’une définition de la vie. C’était un peu long, comme on peut l’attendre de quelqu’un qui pense que les mots c’est pas une communication. Remarque je peux le dire aussi en haï-kaï.
definition of life
let it bleed sister
(en français ça faisait pas 11)
(tu préfères peut-être Let it flow?)
Je t’embrasse bien sûr et comment
Christiane

Pratiquement : je quitte Concarneau le 30, pour (adresse) Bourg de Plougoumellen, 56, Auray. J’y reste jusqu’au 4 sauf imprévus toujours à prévoir. J’ai un téléphone, 19 à Plougoumellen, soit : 16-98249111 et le n° à la standardiste. Mais comme c’est pas chauffé j’y fais pas long feu.  On peut tout de même appeler en préavis (et pcv) l’après-midi. Oh là là. Guéris, hein. Sinon on a un formidable chinois qui pique.

Lettre 7 : Cathy à Christiane
Mercredi 15 janvier 71
Enfin voilà, je trouve le temps de t’écrire sur la machine qui va si vite, presque autant que ma pensée, alors que les ébauches à la main se traînaient lamentablement.
Tu n’avais pas trop de retard sur ta lettre, parce que s’il n’est plus posé pour l’instant, le problème reste entier, d’ailleurs nous nous réunissons de temps en temps pour en reparler, ou plutôt nous en parlons quand on se réunit pour rien, pour être ensemble. À trois ou quatre chez l’une ou l’autre.
J’ai trouvé à redire à rien, ni à la lettre ni à sa copie, ceci pour les scrupules qui pourraient t’étouffer, pardon, je voulais dire le petit doute qui pourrait flotter dans l’air comme une question restée en suspens. Point de question point de suspens, tout cela est clair pour moi, continue à m’écrire en six exemplaire si tu le veux, ce qui m’importe c’est la voix et non l’écho.
Je ne t’aurais pas écrit la même lettre la semaine dernière mais voilà, on a encore parlé (Christiane, Anne-Marie, Marie-Thérèse et moi), par exemple de la communication. Et je n’ai plus très envie de communiquer. Je veux dire que si la simple relation à individus, avec les trébuchements et errances d’usage, ça a un quelconque rapport avec ce qu’on appelle communiquer, ça ne me dit pas grand chose. Je crois que parfois, nous posons trop de faux problèmes, quoique bizarrement je ne les retrouve pas chez toi : comprend-elle ce que je dis, suis-je comprise, l’ai-je comprise. pour moi, la clef de tout ça, c’est qu’il n’y a pas de vérité ni d’un côté ni de n’autre : la compréhension, ce n’est pas saisir la vérité de l’autre mais entendre sa voix. Point final à la discussion sur « communiquer ». Ai-je tort? L’autre soir, Christiane a eu l’idée de nous faire jouer aux cadavres exquis, on a fait de très belles choses et quand on a été bien rodées, on s’est donné des thèmes : le collectif, avortement. Je t’enverrai ça quand je l’aurai tapé, à moins que tu viennes avant. Ce qui serait une bonne idée.
On a recommencé hier soir et je t’envoie les trois qu’on a faits sur l’homosexualité, parce que c’est le seul que j’ai tapé.
Et puis un projet de tract que j’ai fait sur la famille.

En ce moment, il y a une camarade Redstocking qui habite avec moi, elle s’appelle Deirdre, imprononçable à l’américaine. C’est une chouette sœur, mais elle ne vient pas aux réunions (sauf la première) parce qu’elle a du mal à suivre le flot de nos paroles françaises.
Moi, je suis noyée dans les pages de mon bouquin parce qu’Anne-Marie en a photocopié 20 exemplaires, et tout ça est à remettre en ordre, le puzzle.

Si tu as l’occasion de lire le dernier Nouvel Obs, celui avec « L’empereur des ordinateurs » en couverture, tu trouveras un beau morceau de terrorisme littéraire mâle : un article d’un certain Dominique Fernandez sur Lou-Andreas Salomé. Lis-le, ça vaut le coup d’œil.
Et voilà, ce sont mes derniers mots parce que j’ai peur que tu ne rentres avant de recevoir ma lettre, et j’aimerais bien te dire encore une fois que je t’ai écoutée et que c’est bien beau et véritable, ce que tu dis.
T’embrasse fort,
Cathy.


Lettre 8 : Cathy à Christiane
Paris. 17 jan 71.
Plus je t’écris, plus j’ai envie de t’écrire. Est-ce ça, la drogue?
Je ne veux pas te parler exactement des rapports de parole, mais des rapports tout courts entre nous toutes.
Parce que je tenais justement, tiens, je n’arrive pas à l’écrire, je remarquais que nos rapports aux êtres sont à (illisible) complètement chamboulés (illisible) au mouvement et (illisible) surmoi? si tant est que… Parce qu’il ne s’agit en rien d’avoir trouvé le remède miracle, celui qui guérit les inhibitions et entretient l’amitié (ou plus) entre les gens. Il ne s’agit pas, comme cela pourrait être dit, du bonheur libre égal gratuit sans conditions pour toutes. Mais peut-être d’une approche qui devient différente. Je rêve je rêve, de ce monde duel, trial etc… où, let it bleed sister let it bleed, on n’aurait pas besoin de se cacher derrière nos beaux paravents de femmes libérées : je suis libre donc j’invente la vie libre etc… Et finalement, il y a des tas de choses qu’on n’ose pas dire, ni faire, et ce qui est mieux encore : qu’on n’ose pas dire devant les autres. Les autres, nos sœurs. C’est du beau ! Je dis cela pour (illisible) se mettant à pleurer dans la voiture, a eu ensuite très honte de ses larmes, ce qui était naturel. Conditionnées, nous sommes, à considérer les larmes comme une manifestation intempestive et incoercible (aussi bien que tout à fait déplacée) de notre moi petit-bourgeois et individualiste.
Moi, m’asseyant près de Delphine : il me vient soudain en tête qu’en d’autres circonstances, s’asseoir aux pieds de quelqu’un signifie quelque chose. Qu’en d’autres circonstances j’aurais trouvé une quelconque raison plausible (il fait chaud, ici, je me mets un peu près de la fenêtre). Qu’en d’autres circonstances, j’aurais eu de moi m’asseyant une perception très aiguë, presque insupportable.
Je cerne mal un problème qui pourtant me préoccupe assez en ce moment : je crois que tout le mal qu’on a à mettre en place des rapports d’amour qui soient le plus naturels possible (je veux dire spontanés) vient de quelle chose que je n’arrive pas encore à bien définir. Qui a un rapport avec cette perception de soi dont je parle plus haut. Je n’ai pas non plus le remède-miracle, bien sûr, il me semble seulement que c’est là que je vais chercher les raisons et causes du mal. On en fera ce qu’on voudra : quand on les aura trouvées !
Est-ce que tout cela ne te paraît pas trop fumeux, brumeux et prétentieux?
Nous nous sommes réunies tout l’après-midi pour trouver des idées pour la Foire à la censure. On en a plein. Des idées drôles comme : défilé de femmes-types (la femme sex-shop, la vieille fille, l’infirmière, la dactylo, madame-pipi et Christiane : Ou alors une grande pancarte avec pleine phallus et de bulles : faites parler les phallus (les mecs pourront pas y résister, ce sera très utile pour notre étude sur l’oppression sexuelle). D’autres idées mais je ne les ai pas toutes en tête. J’ai proposé une étude et  dénonciation de l’article du Nouvel Obs sur Lou Andréas Salomé, avec généralisation : évidemment que la culture des femmes est invisible, vu que les mecs y foutent leurs gros culs culturels dessus pour la cacher.
Il y a toujours un énorme collage collectif.
Etc…

En fait on bien travaillé ce soir, et après on est allé manger une dizaine et on a encore parlé travaillé ri etc… enfin le schéma habituel, sauf que nous étions spécialement détendues et heureuses. Est-ce qu’on peut avouer ça?
On va enregistrer des chansons, dont les 2 tiennes. Fais-en d’autres, fais-en d’autres fais-en d’autres, si tu peux et veux.
Et une autre idée qui me paraît tout à fait géniale (elle est de moi, dis-je modestement) c’est qu’à chaque fois qu’on parlera du mouvement de libération des femmes au micro, en annonce, en bande sonore, on fera succéder une cascade de rires, genre grosse rigolade : « Et voici un film du Mouvement de Libération des femmes, ah ah ah ah ah ah ah ah ah ah! »
D’accord?
En fait le mouvement a l’air de très bien marcher, il y a plein de trucs en projets, on continue à travailler ensemble. Ex : les filles militantes font des réunions sur l’établissement, elles sont en train de foutre en l’air tous les schémas habituels de lutte, Suzanne se surpasse et Marielle et Annette discutent de leurs points communs.
C’est pas beau, ça?
Mercredi prochain : AG sur les AG. La discussion s’annonce assez passionnante.
Voilà pourquoi je suis très optimiste. Je n’arrive pas à communiquer mon bel optimisme à Christiane, aussi j’espère que je t’en aurai donné un morceau, et qu’à nous deux et avec d’autres, on pourra la sortir de son découragement.
Il faut quand même que j’aille dormir un peu, aussi je t’embrasse. Je t’embrasse.
Cathy.

 

Lettre 9 : Cathy à Christiane
Paris 10 mai [71]
Je lis ta lettre. Au mot FIN, je dois dire que oui, j’ai pris cette lettre pour une marque de confiance forte. Et pour moi ce n’est pas une FIN du tout. J’ai bien pigé ce que tu dis, je crois et dans ce que j’ai compris je t’approuve tout à fait. Après tout, tu n’en as rien à foutre que je t’approuve, mais ça je veux te le dire quand même. Moi aussi, je déserte quand on me coince, pareil.
J’ai pensé que tu saurais mieux que moi ce qu’il faut faire, et tu as su, mais je suis désolée de t’avoir foutue dans cette merde morale. Moi, je voyais rien. Je suis aveugle à tous les discours souverains qui ne sont pas ceux de l’amour, ça coupe quand même une bonne part de l’humanité.`Voilà pourquoi quand tu rentres on pourra parle, si tu as le temps et si tu veux toujours.
D’ailleurs je suis contente que tu viennes : je pouvais pas t’écrire parce que le temps manquait pour s’asseoir et parler longuement, mais comme ça, je le trouverai bien, le temps.
Moi je dis : tu as raison parce que c’est pour toi que tu parles. C’est peut-être pas clair, ça ouvre peut-être les portes à trop de choses, mais comme en fait, ce que tu dis je le ressens sur d’autres plans (ma mère, mon père), ça me pose pas d’autre problème que celui de la confiance : comment te dire simplement, sans orgueil ni paternalisme, ni jugement, ma totale confiance?
Je me sens bien solennelle et j’ai pas l’habitude, mais je t’embrasse fort fort.
Cathy.

 

Lettre 10 : Cathy à Christiane
Paris, un jour de plus.
La fenêtre s’ouvre et il a plu dans le jardin, le ciel est tout à fait éclatant maintenant. Sept chats mangent en étoile autour d’une seule assiette, le huitième fait de l’équilibre devant le paysage. Dans une cuisine une femme; de vieilles guirlandes autrefois argentées, aujourd’hui déplumées, se balancent en face. On écoute de la musique.

Ce que je veux te dire ne tient pas dans une lettre et ne tiendrait pas dans des millions de lettre. Aucune parole, aucun mot. Le vol d’un pigeon qui se pose, la course d’un nuage derrière les toit, cela oui, il se peut que tu le partages à seulement me lire.
Mais je n’ai pas de mots pour elles, ou plutôt pour te dire l’espoir, la joie, l’attendrissement bête et doux et tout ce tas de conneries que je traîne avec moi dans les réunions, de réunion en réunion. Et le ciel se couvre, la musique a changé, je passerais des nuits, des vies entières à les écouter parler d’elles ou de nous, avancer, trébucher, se casser la gueule, pleurer sans oser le montrer, renifler, recommencer. Debout, sister. On recommence.
Ou alors ce sont des images : la main tachée de peinture rouge de S., AM assise sur le quai du métro tandis que je cours vers la rame. Je te parle là d’un bombage que nous avons fait ensemble, quelques-une, dans le métro.

Tu y comprends quelque chose à mon charabia?

C’est parce qu’on était 250 à la dernière AH (AG?), c’est parce qu’on a pris contact avec des lycéennes, c’est parce qu’il se passe des choses un peu, beaucoup.
C’est S. qui dit au téléphone qu’elle a envie de nous voir; c’est A. qui s’assied sur son lit pour écrire bien sagement le texte que nous faisons ensemble; c’est M. qui viendra mercredi, et se pose toutes sortes de questions.
Un peu, beaucoup, à la folie.

C’est une vieille musique d’autrefois qu’on écoute comme si elle ne nous parlait plus de la même personne.

On, je, moi, c’est la même chose, entre le ciel changeant te la musique elle aussi tout à fait instable. Et pour ne pas parler de moi, qui oscille de la joie à la tristesse (pas la tristesse : si je n’avais pas si peur des mots et de la confusion qu’ils entraînent, je dirais « une tragique tendresse », ne ris pas ou ris si tu le veux).

Musique : LET IT BE. Inutile de traduire, n’est-ce pas? Je laisse les choses parler pour moi, les objets, le hasard des chansons qui passent à la radio, un rideau qui s’agite, la fumée qui prend son vol par la fenêtre, un bruit de voix, la trace d’un rêve, une tranquille matinée de Janvier triste et douce, main hésitante sur le clavier de la machine, fautes de frappe, faux pas, le cœur me manque (comme on dit) et tout à coup je reste tout à fait pétrifiée, images et son. Est-ce que cela ne t’ennuie pas de m’écouter.

Concrètement, je n’ai pas la tête au concret aujourd’hui. Droit au délire s’il vient. Et encore là, ma sœur, ce n’est pas du délire, hein? Voilà pour nous, ce n’est qu’un aspect. Penses-tu revenir bientôt? Est-ce qu’il y a des galets là où tu vis maintenant ? Est-ce qu’ils te racontent des histoires? Est-ce que tu as envie de m’écrire? Ou le temps?
Je t’embrasse fort.
Cathy.

 

Lettre 11. Christiane à Gille
Gillou. Parce que je t’avais en arrivant à la table de ce café entendu dire une phrase (« il faut abolir le discours duel ») et parce que j’avais senti des choses et que tout ça me parle, j’avais commencé à essayer de t’écrire. En fait, ça donnait à peu près :
C’est pas le discours duel qu’il faut abolir, c’est le discours. Le discours, c’est pas un moyen royal de communication, c’est un moyen misérable, c’est le seul que ce monde-ci tolère et respecte. Et on est arrivé à s’en servir, pas pour communiquer , mais pour masquer, fuir, bref pour mentir, ou se mentir. Au mieux, c’est un pis aller parce qu’on a perdu le reste, et en attendant qu’on le retrouve, et en s’en servant avec des pincettes, dans la perspective de retrouver le sens-de-sentir les autres et une. Communication réelle. Perspective utopique, mais ça ne me dérange pas, moi je suis pour me mettre dans une perspective utopique dès le départ. Pas pour sauter à pieds joints dans une utopie abstraite. C’est à dire pas « il faut abolir », mais : aspirer à ce que puisse s’abolir, c’est à dire : tenter de faire naître une autre réalité, telle que celle-ci tout simplement disparaisse, n’ayant plus lieu d’être.

 

Lettre 12. Christiane à Gille
Ploug, 9 janvier (env.)
Gillou. Au moins, à défaut de recevoir ma lettre, il faut que tu saches que j’ai essayé de t’en écrire une.
Je me suis heurtée à des obstacles. Je n’ai pas réussi à m’exprimer du premier coup; là, j’ai été engloutie pour des jours et des jours de cette sacrée corvée de déménager cette maison de Concarneau, j’ai campé dans des endroits divers sans pouvoir sortir mes papiers et quand j’ai pu, un peu, il avait passé du temps, et sans doute des choses, et je ne savais plus où je tombais. Mais je trouve que ce serait pas juste que tu ne saches pas que je pense à toi et que quasiment je t’écris.
Le premier obstacle que j’ai rencontré c’est la peur d’avoir extrait une phrase du contexte que je n’avais pas suivi, et qu’elle n’exprime pas en fait ta pensée complète*
* bien que de toutes façons elle exprime une pensée qui est « dans l’air », qui existe et même tout fait sous cette forme là dans le groupe -et dans l’Histoire
C’était sur « le discours duel », tu t’en doutes. Tu disais qu’il faut qu’il faut l’abolir. J’essayais **
** parce que même si c’est par rapport à toi un peu détaché du contexte, on peut partir de là
d’exprimer qu’on ne peut pas dire « il faut abolir » parce qu’on ne peut pas décider cela de toute façon (abstraite pour moi),
***ce que Christiane appelait « volontariste »
mais on peut seulement aspirer à ce que naisse (à laisser naître) une autre réalité, telle que celle-ci tout simplement disparaisse, n’ayant plus lieu d’être. C’est ça, l’utopie, pour moi : se mettre dans cette perspective. J’essayais d’exprimer aussi que c’est pas le discours duel (qu’il faudrait abolir), mais le discours, qui serait à remettre en question comme moyen de communiquer. Je trouve que le discours (seul moyen que ce monde-ci tolère et respecte) est une des plus pauvres communications -quand il n’est pas un masque. Même, une fuite, une façon de se débattre, de se défendre, et même de se mentir. Je voulais dire que je n’avais pas confiance dans le discours s’il n’était pas d’abord remis en question, duel ou non. Que, alors, on peut s’en servir comme pis aller, et avec des pincettes, en attendant de retrouver les autres signes perdus, et dans la perspective unique de ré-apprendre le sens-de-sentir les autres. Je voulais parler de se taire, de se regarder : est-ce qu’on sait ça encore? par exemple - et cetera.
Ça n’était pas commode, à exprimer ça, en mots, justement. Alors j’y suis pas arrivée.
Je veux au moins te dire que j’ai essayé.
Du reste, je désespère pas. Quand je connaîtrai mieux ta pensée, et si ça t’intéresse, j’essayerai encore.
Je t’embrasse.
Christiane
Mon adresse c’est pour quelques jours encore : Ch Rochefort
Bourg de Plougoumelen
56- Auray
et le téléphone, de Paris, 16/98-24-91-11 -le 19 à Plougoumelen
Sans doute que j’habiterai tout à fait là quand tu auras cette lettre. Je suis dans la maison toute la soirée, car il n’y a pas où aller dehors ici.

(Feuillet 3) Bien sûr qu’en relisant le matin je vois que je ne suis pas encore parvenue à exprimer correctement. Mais cette lettre-ci n’ira pas au panier.
Alors, quand je dis avec ce qui paraît une prudence méprisable : on peut seulement aspirer à laisser naître -c’est en fait parce que j’ai une confiance insensée que cette « autre réalité » elle existe, et déjà, sauf qu’on ne la laisse pas, qu’on l’empêche, alors il n’y a pas à la décider, à la forcer, mais à essayer de faire taire ce qui l’empêche d’être -soit, les structures mentales habituelles.
Et justement au premier plan d’icelles le discours. Ce discours qui est une lutte pour avoir raison et d’incorporer, de persuader (ou s’affirmer, ou se défendre, ce discours-ego plutôt que duel, ce discours qui consiste à ne pas entendre les autres et encore moins les voir, et moi je l’appellerais discours-viol.

(Feuillet 4, non numéroté) Bien sûr qu’en relisant le matin je vois que je ne suis pas parvenue à sortir correctement ce que je pense.
Quand je dis avec ce qui a l’air d’une prudence méprisable et réactionnaire : on peut seulement aspirer à laisser naître - en fait c’est parce que j’ai confiance que cette « autre réalité » elle existe déjà, sauf qu’on la laisse pas naître et se montrer. Plutôt que décider et forcer, c’est laisser ce qui veut venir, essayer de taire ce qui barre le chemin. Cette présence et ce fatalisme que j’ai c’est de la confiance.
Et sans ce qui barre, la vieille structure de la parole qui croit avoir raison, qui veut avoir raison, qui lutte pour s’affirmer soi -le discours-ego, qui rend sourd aux autres, et aveugle.
Moi je l’appellerais discours-viol, qu’il soit à 2 ou à plus
La relation ce qu’il faut alors c’est qu’elle soit véritable.

 

Lettre 13. Gille à Christiane
Christiane
La même pensée m’est venue quand on s’est quittées, mais elle ne m’a pas accablée. C’est mon problème à moi, que je tourne autour de mes blessures je les sens mais je n’arrive pas à les situer. Ou peut-être ne veux pas les situer : une vieille habitude. Je me suis sentie très bien avec toi et j’ai parlé beaucoup, ce qui ne m’est pas habituel à part avec Monique. Peut-être ce que tu as ressenti c’est que tu avais dû m’aider à aller plus au fond, mais je crois que c’est plutôt à moi de le faire. J’écris aussi tout cela vite après avoir lu ta lettre, vite parce que peut-être dans une heure je ne l’écrirai plus. Mais ce problème de « vraie » communication c’est très important pour moi, il me semble que parfois ça y est je touche à ce qui est plaies, blessures (je ne sais comment le nommer) et puis rien je suis passée à côté c’est un peu confus, mais c’est cela justement que avec Monique je n’arriverai jamais à faire, trop de choses ensemble, de joie de peine et tout.
Je suis assez contente que tu en aies été consciente car j’aurai eu du mal à te le dire. Cette frustration de ne pas arriver à « parler » je l’ai ressentie souvent dans ma vie et c’est de cela que je devrai parler avant tout.
    Peut-être d’ailleurs ça ne m’est pas particulier puisque toi aussi tu trouves dur d’aller plus loin que les mots, les paroles…
    Et c’est une erreur de ma part de toujours penser, moi je suis comme ça, et pas nous sommes toutes comme ça.
    Maintenant qu’on a été conscientes toutes les deux, c’est bien, non?
    Je t’embrasse fort.
Gille
    Quand j’écris j’ai l’impression que les mots se figent et que ma pensée est à côté. J’espère que tu n’avais pas cette impression.


Lettre 14. Gille à Christiane
(Enveloppe postée le 22.01.71, Place d’Italie)
Christiane j’ai été très contente de te lire mais je ne veux pas te réponde à ta lettre il faut que je te voie pour cela. De plus je ne me souviens plus d’avoir été aussi catégorique, quant au dialogue duel, du moins maintenant je ne le serais plus ainsi, car il semble que moi j’ai beaucoup de difficultés de langage et qu’un dialogue duel me convient très bien. Je suis tout à fait d’accord avec toi : c’est le discours qui serait à remettre en question.
    Quand seras-tu là? C’est bien long ton absence elle me pèse, toujours tu es là, mais ta présence physique me manque et nous manque à toutes. J’avais besoin de te parler si du moins cela te plaît, de mes rapports humains.
    C’est le grand vide dans ma tête en ce moment, je suis perdue et j’ai même besoin de dialogue duel, un besoin terrible c’est pourquoi ta lettre m’a étonnée. Et tu vois comme le langage est une chose dangereuse car j’ai pu être catégorique, alors que réellement pour moi c’est le vague complet. J’ai dû avoir envie que le discours duel soit aboli parce que surtout j’ai le besoin d’une autre chose. Le vide. Excuse-moi je n’arrive pas à t’écrire.
Je t’envoie quand même ces quelques lignes car je pense tout le temps à toi et c’est bien si tu le sais.
    Je t’embrasse
Gille
(Lettre accompagnée de 2 dessins au feutre en couleur).


Lettre 15 : Monique Bourroux & Misha Garrigue à Christiane
Recto :
Ma Christiane
Il ne suffit plus de courir il faut savoir voler. Nous dispersons puis rassemblons nos forces plusieurs fois par jour Misha and me, mais je ne sais plus si nous saurons encore quelque chose le premier jour… ou nous t’avons « piqué » (en volant) des choses.
Alors… Nous and je
t’embrasse très fort
très fort
très fort
très fort
Monique

Verso :

Ma Christiane-
            Il faut encore courir à l’autre extrémité. Pardon. Je cours déjà. Il manque -encore des livres (qui sont en haut) et je vais revenir -bien vite (en courant) et puis les draps… et ceci-cela.
            Pour la tendresse n’en parlons pas pour le moment elle est difficile à vivre en courant -tu sais (…).
            Grands baisers
            fabuleux
X.

 

Lettre 16 : Monique Bourroux à Christiane
Christiane.
Il commence à faire beau. Je vais beaucoup mieux et demain je pars à Port des Barques pour une semaine. Je ne pouvais pas me résoudre à t’écrire parce que j’étais dans un sac de nœuds très serrés, et pour arriver à savoir de qui se passait j’étais pleine de mauvaise foi -et pleine de contradictions, et je faisais passer le vrai problème sur des tas d’autres plans aussi variés les uns que les autres sans vouloir me rendre compte où il était vraiment et c’était tout simplement. Accepter d’être complètement prise par une relation affective très grande. Laquelle était aliénante (je ne le crois plus) pour moi car dépendante de la présence de l’autre -et je croyais qu’être dépendante de l’autre, l’aliénait aussi, et que nous n’étions plus libres ni l’une ni l’autre. De plus ceci compliqué par le fait que nous sommes trois dans l’histoire et que cela complique énormément les rapports. et nous entraîne dans les
Heureusement nous pouvons nous parler aussi (illisible) que cela est possible et nous suivons un chemin… bien inconnu.
et ce qui me rendait aussi complètement malade c’est qu’à travers cette expérience -je me suis rendu compte que j’avais été aussi très amoureuse de Maurice, ce que j’avais voulu barrer. C’était mieux pour moi que ce soit seulement un rapport de valorisation que j’avais eu avec lui -et de me retrouver dans le même état émotionnel me troublait complètement et je ne voulais pas accepter ça… eh bien si c’est ça tant pis…
    Je ne sais pas si tu vois bien ce que je veux dire. De plus -il y a un fait que je ne voulais pas accepter entre Monique Christine et moi, c’est que le désir ne peut pas exister également entre nous trois -il y a toujours une relation duelle, qui se fait au dépens de la troisième et cela tourne et nous ne pouvons sortir de là -il faut le reconnaître, le désir se pose plus fort sur l’une que sur l’autre-, et cela varie avec le temps -et même va et vient (cela ne rentre peut-être pas dans tes théories).
    Je ne suis certainement pas très claire encore, mais j’aimerais bien en parler longtemps avec toi un jour -et cela va tellement vite, et apporte tellement de nouvelles choses… qu’il faudrait noter chaque nouveau problème… chaque jour.
    Voilà Christiane. Je ne saurai pas en mettre plus, je pense souvent à toi, pour te parler de toutes ces choses, car c’est avec toi que « je suis la moins marionnette » et que j’essaie d’y voir le plus clair, et que grâce à nos dialogues… je me retrouve encore sur des pistes ignorées…
    Je t’embrasse très très fort
        Je pense à toi. À bientôt. À bientôt. À bientôt
Monique

Lettre 17 : Monique Bourroux à Christiane

Christiane.
    Excuse-moi si je t’écris une lettre aussi sèche et courte, mais ce n’est pas le printemps dans mon cœur en ce moment -car Rien ne va plus… est-ce que les dés sont faussés toujours! J’ai tellement l’impression que c’est pareil maintenant qu’hier enfin bref. Je suis à plat. À plat. À plat et je rumine de sinistres pensées.
    Il reste Flammarion pour s’occuper et cela prend bonne forme -et Flammarion semble accepter nos conditions. Je m’occuperai du livre noir, Jeanine son bouquin - et Sisterhood Mano. Ce sont les premiers projets.
    Si tout va bien nous devrions signer le contrat la semaine prochaine. Seras-tu à Paris et pourrais-tu venir avec nous voir Flammarion comme membre du collectif de Direction -ce serait bien vis à vis de Flammarion.
Sinon écris-moi, et on s’arrangera comme ça…
    Je pense à toi Christiane et j’espère te voir bientôt, et là, j’espère que je serai mieux.
    Je t’embrasse très fort
    en attendant
Monique
(Dessin : 6 petites marguerites)

 

Lettre 18 : Julie D. à Christiane

Ma chère Christiane, ici Julie très malheureuse. C’est moche, c’est moche, je ne sais pas quoi faire.
    Ma décolonisation n’est pas très avancée et j’ai une optique très masochiste sur les choses. Que veut dire masochiste? J’en souffre toute la journée.
    Olivier, le garçon que je… aime?… aime beaucoup de femmes et je ne m’en console que si j’ai droit à un petit superlatif, ex : tu ne ressembles à personne
    ex : le plus jolie,
                … que sais-je?

et l’autre jour, conne que je suis, je suis allé faire un petit coucou chez lui, SANS PRÉVENIR.
    Mon Dieu, Christiane, je fais jamais ça!

      Et depuis j’ai toute la journée « l’image » devant mes yeux et je pleure. Je me sens comme le petit singe abandonné du texte.

            Au secours.

J’ai reçu ta lettre. Je sens qu’on a vraiment beaucoup de casseroles à se raconter (au M.L.F. elles parlent que de casseroles). J’ai envie de te voir lonnnnnguemennnnnt. Non pas pour me lamenter, rassure-toi au contraire. C’est pour arrêter justement.
Je suis en coulisses en ce moment et Joe vient d’entamer « les filles que l’on baise »   . Après      il va chanter sa chanson sur l’émigré portugais. Avec les filles qui se balancent sur le rythme. Après on va chanter demain à Agen, après, Pau, après, Tarbes, après, Carcassonne, après et Christiane :… ——) 27 mars.
    et après, un calme, un trou? une Dépression? (un rhume)
_________
Je suis à l’hôtel et c’est l’anniversaire d’une des danseuses (que tu ne connais pas) C’est une sœur parfaitement perfide et salope. Elle rapporte tout des 2 autres danseuses à Joe. Elle est raciste. Elle est hypocrite. Je crois que c’est la sœur la plus dégueulasse que j’aie jamais rencontrée. Elle ne fait que des méchancetés et elle veut partager la chambre avec moi demain soir! Non. Je ne veux pas! Elle nous déteste.
Christiane ! Wouiin.
C’est parfaitement dégueulasse d’être « amoureuse ». Quelle horreur! tu sais que j’ai envie de tuer Olivier? Je me sentirais beaucoup mieux s’il n’était plus là. Est-ce que tu as déjà tué quelqu’un?

Christiane. Je te laisse. Je vais à l’anniversaire.
Je t’envoie beaucoup d’amour.
À très bientôt.
(Écrit à l’envers en marge d’un dessin raturé :)
J’essayais de dessiner un poing brandi.

 

Lettre 19 : Anne Zelensky à Christiane
Paris le 6/3 [1971]                                   

        Christiane,
        Lendemain de Lejeune qui ne chantent pas. Chaude soirée à la Mutualité mais où alternativement S.O. fasciste et CRS nous ont tapé dessus. Car seule l’intervention de ces sauterelles de malheur a pu calmer le chahut monstre qui s’est organisé dès le début du meeting. Dans l’histoire le rôle des gauchistes est mal défini : ils ont intervenu au début et ont pris l’initiative du chahut alors que nous avions décidé d’attendre, après ils se sont apparemment barrés nous laissant seules à seuls avec les S.O. enragés et les flics qui les laissaient faire avec bienveillance. Visiblement c’était une répétition du 9 mars (meeting Ordre Nouveau) dont nous avons fait les frais, l’avortement libre ou pas étant le dernier souci des uns et des autres !
En plus, il n’y avait pas tellement de filles. Car à la dernière AG, il y a eu de la bagarre à cause des signatures, nous étions parfaitement écœurées. Ces demoiselles ont refusé de signer dans l’ensemble puisqu’il y avait des « vedettes » dans le coup. On les a traitées de tout et pour nous emmerder, elles ont décidé de faire de leur côté une manifestation devant la prison en criant « Nous sommes toutes des avortées ». Je partage le découragement que tu manifestes dans ta lettre. Purisme petit-bourgeois, gratuit, con, inefficace. Tout ce qui peut ressembler à une action un peu préparée, de longue haleine les fait chier. L’adversaire, lui (il n’y a qu’à voir hier) est tout ce qu’il y a d’organisé et fort.
        Quand reviens-tu ? Pour la réunion du 14?
        Bien tendrement.
Anne.

 

En guise de conclusion

Extrait d’une discussion enregistrée en 1974 entre Christiane Rochefort, Gille Wittig et quelques autres, évoquant les années Petites Marguerites.

« Christiane : Tu crois qu’on s’est simplement dissous dans le mouvement qui est devenu trop grand.
Gille : Eh bien… non! Non, je pense qu’on s’est pas dissous dans le mouvement qui est devenu trop grand, mais qu’il y a eu un moment où on a eu… Enfin, moi, je l’ai vécu comme ça, totalement. On a eu peur que le mouvement s’étende sans nous. Enfin, quelle chose comme ça. Ou on allait dans les AG où on se faisait bien chier. Enfin, moi je me faisais bien chier.
Christiane : Y a eu une période de fréquentation de… en AG, où au lieu de ressortir joyeuses, on ressortait complètement déprimées parce que personne n’arrivait à parler. Sauf les gens à idéologie, justement. (…)
Alors on en est restées là : avec l’idée que ce serait disparu à cause de l’ampleur du mouvement et de la crainte… En quoi la crainte que le mouvement s’étende sans nous pouvait empêcher le mouvement de…?
Gille : Non, ça n’a pas été aussi simple. Moi, je me suis dit un truc comme ça, mais je ne sais pas si ça a un rapport avec la fin des Petites Marguerites.
Christiane : Au fait, la méthode dont je t’ai parlé pour essayer de découvrir les causes des phénomènes qui se passent… Non, c’est pas spécialement scientifique, mais enfin c’est une méthode, en fait, étonnante… Qui consiste à (c’est pour ça que j’ai pris une feuille de papier) à coller sur du papier toutes les idées qui viennent sur les motifs des choses. C’est à dire : la crainte que le mouvement s’étende sans nous. Enfin, sans nous, sans qu’on y soit… (Fin de la K7 audio).

photo : DR

ARCHIVE : FÉMININ SINGULIER…
Post-scriptum de Cathy Bernheim


DÉFINITIONS ÉLECTRONIQUES

1. Le mot archive(s) désigne de manière générale le lieu et la procédure de stockage d’information. (…) mais il a des significations plus précises qui varient selon le contexte :
    • en termes juridiques et en archivistique, les archives sont définies comme l'ensemble des documents de toute nature produits et reçus par un organisme public ou privé, ou par un particulier dans l'exercice de ses activités (lettres, notes, rapports, études, plans, feuilles de calcul, etc.) (…) Le terme peut servir également à désigner le bâtiment ou le local abritant les archives, ainsi que le service ou l'institution chargée de leur gestion ;
    • en sciences de l'information et des bibliothèques, le terme archives est parfois employé pour désigner des documents imprimés et publiés ou des œuvres audiovisuelles qui, bien que n'étant plus consultés que de manière exceptionnelle, sont conservés pour leur valeur historique (voir archivage électronique) ;
    • en informatique, une archive est un fichier souvent compressé qui peut contenir plusieurs fichiers et répertoires ;
    • en musique, Archive est un groupe de musique alternative anglais ;
    Internet Archive est un site Internet consacrée à l'archivage d'Internet.
WIKIPEDIA
 2. Pièce, document d'archives.
 Informatique
 1.  Ensemble de fichiers qui ont été sauvegardés sur un support de stockage, sous forme compressée ou non.
2.  Ensemble de données mises à la disposition du public pour être téléchargées via Internet.
LAROUSSE
3. archive \aʁ.ʃiv\ féminin singulier
    Rare : Singulier de archives, pièce d’archives, document conservé.
          Informatique : Fichier, souvent compressé, qui réunit plusieurs fichiers ensemble.
WIKTIONNAIRE

***


    En ces temps de crise mondiale à rebondissements, la question de la disparition est revenue sur le devant de la scène avec une acuité renouvelée. Et particulièrement celle de la disparition, de l’escamotage, des écrits dits de femmes. Des livres récents en témoignent. Les difficultés à se procurer certaines œuvres qui pourtant ont marqué leur temps, comme celle de Christiane Rochefort, en attestent. Tandis que passent les décennies, cette constatation incite des amies de tous horizons à en tirer quelques conclusions, dont la moindre n’est pas de classer ses archives pour, le cas échéant, les mettre en sécurité. Voire de désigner l’instance à qui les transmettre, post-mortem si nécessaire.
    Devant cette tâche inhumaine, et tandis que le délai imparti raccourcit, je constate que la notion même d’archive se rapproche d’un monde virtuel où bientôt, l’écrit devra se réfugier sous peine de disparaître. Des mots cruels et crus, tel présentiel, sont apparus récemment dans l’espace public comme autant d’indices d’un vocabulaire-jivaro qui aura tôt fait de minimiser, d’abstraire… et de dissoudre en notre absence nos efforts d’écriture. Car écrire est un effort, un travail et un bonheur, tout le monde le sait. Même et surtout les femmes. Mais quand Catherine Crachat, l’héroïne de Pierre-Jean-Jouve, affirme que« Tout le monde le dit. », elle reçoit en retour cette réponse de bon sens :« Tout le monde, c’est presque personne. »
    Répétons-le, donc.
    C’est dans cette perspective que j’ai tenu à rendre accessible les quelques lettres qui précèdent.


DISPOSITIF CHRONOLOGIQUE

    Soit un gros dossier déglingué passé de main en main au fil des années : les mains de Christiane Rochefort des années 1970 à 1998. Puis celles de Misha Garrigue, sa légataire universelle, à qui Christiane avait recommandé de les faire parvenir à Liliane Kandel. Enfin les mains de cette dernière qui,  en juin 2020, me les a confiées (qu’elle soit ici énormément remerciée) pour lecture et éventuellement… On ne savait trop quoi.

    Ouverture intimidée du dossier, dont le principal intérêt à mes yeux était de contenir un échange épistolaire entre Christiane et moi dans les années 1970 et suivantes. Échange qui m’aurait éclairée sur les raisons pour lesquelles, à partir d’une date indéterminée, nous nous étions perdues de vue.
    C’était donc un dossier d’archive. Composé d’archives rares et parsemées : des classeurs qui ne classaient rien, des chemises dont l’intitulé énigmatique ne renseignait guère sur leur contenu, des feuilles volantes griffonnées, quelques coupures de presse hétéroclites… Et parmi tout cela, des lettres. De vraies lettres, manuscrites ou dactylographiées mais écrites dans les formes, qui pour la plupart commençaient par le même  type de formule décliné à l’envi : « Ma chère Christiane », « Chère Christiane » ou « Christiane ».
    Ces lettres à Christiane émanaient de quelques membres du groupe qui allait se nommer les Petites Marguerites : Gille Wittig, Cathy Bernheim, Monique Bourroux, Misha Garrigue, Julie D... Auxquelles s'est ajoutée une missive d'Anne Zelensky datant des tous débuts de la lutte pour l'abrogation de la loi de 1920 punissant l'avortement de prison.
Un groupe du mouvement de libération des femmes qui ne s’appelait pas encore MLF, acronyme inventé par la presse à la recherche de raccourcis pour résumer l’énigmatique action de l’Arc de Triomphe, le 26 août 1970.
    Si elle était venue à l’Arc de Triomphe, Christiane Rochefort n’était pas restée à Paris pour en voir les effets. Ses amies lui écrivaient pour la tenir informée de la progression fulgurante de leur mouvement initié en commun. Ou pour continuer une conversation à voix multiples interrompue pas l’éloignement. Elle répondait ou ne répondait pas, relançant un débat, poursuivant sa propre idée de son côté, racontant les péripéties d’un séjour prolongé en Bretagne ou d’un échange « duel » (à deux, en jargon de l’époque, voir Lettre n°6)… Et chaque fois elle parlait à chacune spécifiquement : on le comprend parce que le ton n’est jamais tout à fait le même alors que le style, lui, ne change pas. C’est le style de l’écrivaine Christiane Rochefort, qui en a témoigné dans C’est bizarre l’écriture (1970).

 

PRÉSENTATION ILLOGIQUE

    De fait, ce dossier, c’était aussi un puzzle. Je l’ai reconstitué comme j’ai pu, sans méthode, en suivant mes intuitions ou reconnaissant la voix de l’une ou l’autre. Car je les avais toutes connues, ces destinataires. Et j’avais traversé avec elles cette « naissance d’un mouvement de femmes » auquel j’ai consacré un livre : Perturbation, ma sœur (1983).
En me guidant sur ce à quoi elles faisaient allusion, j’ai pu facilement situer dans le temps cette correspondance éparpillée qui prenait rarement le soin de noter la date de sa rédaction. Elle commençait vers le mois de juillet 1970 pendant les préparatifs de l’action de l’Arc de Triomphe, et s’achevait à la veille de la parution du Manifeste des 343 en faveur de l’avortement le 5 avril 1971.

    Après ce premier tri, je me suis retrouvée, devant un corpus d’une vingtaine de lettres dont certaines émanaient de Christiane Rochefort et d’autres de certaines de ses amies du groupe féministe auquel elle participait, auto-désignées sous le nom de Petites Marguerites. Telle était la situation exacte. Et ce sont ces lettres que Christiane Rochefort a tenu à garder, puis transmettre ultérieurement.
    Toute historienne du féminisme n’aurait sans doute pas eu de peine à situer ces lignes dans leur contexte, commenter certaines activités, expliciter, dater, annoter, conclure. Mais n’étant pas historienne, je n’y voyais aucune histoire. N’étant pas chercheuse, je n’y cherchais rien. Et ma seule expertise sur ce temps où nous disions qu’on n’est experte que de soi-même, était de l’avoir traversé sans y comprendre grand-chose. Mais en captant l’essentiel du message de ces Petites Marguerites et de leur participation à la naissance du MLF. J’ai donc décidé de le restituer dans ses tâtonnements et son désordre, en mémoire de Christiane qui écrivait : « Bordel n’est pas mortel alors que l’ordre, lui, l’est ». Et de ses correspondantes qui (lui) correspondaient si bien.

    En créant l’association « 40 ans de Mouvement » en 2010 avec quelques anciennes du mouvement (comme on disait et dit encore), nous avons réintroduit nos quatre décennies consacrées la libération femmes dans le débat public. Depuis, j’ai tenté d’esquiver la question qui me fut alors posée : quel héritage ? J’avais beau la tourner dans tous les sens, je la trouvais non-pertinente, cette question. Je ne parvenais pas à assigner une place précise aux descendantes de « Petites Marguerites ». C’est à dire la lignée d’un féminisme intuitif, ludique, impertinent et, osons le mot, jouissif. Ce n’était pas un matériau avec lequel dresser des monuments, ni tirer des leçons à l’usage des générations futures.

 

UN AUTRE TEMPO

    À en croire cette correspondance entre Christiane Rochefort et ses amies, nos réseaux sociaux à nous se résumaient à des petits mots griffonnés dans les coulisses d’un spectacle (voir Lettre n° 18), des carnets d’adresse qu’on oubliait quand on partait en vacances chez une copine (voir Lettre n° 4), des standardistes à qui demander un numéro précis lors de coups de fil dit en PCV (voir Lettre n° 6) et des coupures de presse confiées à la Poste en même temps que nos mots doux.
    Comment voulez-vous résumer cela en quelques mots et deux minutes d’intervention dans un débat préconçu, préformé et pré-mâché, à répéter comme un mantra tant que le créneau accordé à l’expression du féminisme est ouvert dans le grand concert médiatique de cette époque-ci? C’est pourtant ce qui m’est demandé aujourd’hui encore.
    L’imprécision du souvenir, le flou artistique des impressions qui passent mais laissent des traces, le souffle perceptible de l’essentiel… Pour moi, à cette époque-là, 1970-71, tout ceci a eu pour nom : les Petites Marguerites.
    J’ai choisi et commenté seule ces quelques pages sans aucune concertation avec les amies de ce groupe qui sont encore parmi nous. Celles qui, depuis, ont disparu de nos radars me pardonneront, je pense, de les rappeler une fois encore à notre mémoire collective.

Paris, août 2020.

Christiane Rochefort et Rachel Mizrahi

C'est bizarre l'écriture

 

Prochainement nous publierons une bibliographie non exhaustive sur les premières années de MLF

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